Frank Le Gall vu par José-Louis Bocquet

4 avril 2018

Entrain.

Nous étions dans le train entre Bruxelles et Paris. Je ne sais plus en quelle année, l’année n’a pas d’importance. Frank était debout dans le couloir et il m’a demandé : « Tu veux que je te raconte le prochain Théodore Poussin ? »

Nous nous connaissions depuis peu de temps, trois ou quatre ans peut-être. Depuis une première rencontre à Orléans, à l’occasion de la sortie de son album de Spirou. Encore un peu auparavant, il avait signé un épisode de Théodore Poussin, Les Jalousies, que certains journalistes avaient compris être le point final à son odyssée.

Ce soir-là, nous revenions de Marcinelle, berceau des éditions Dupuis. Nous sommes tous deux des enfants adoptifs de Marcinelle. Pour nous, la bande dessinée est un besoin intellectuel, artistique, mais surtout viscéral. Avec sa question, Frank ne pouvait donc pas trouver auditeur plus attentif, en dépit des passagers aux cravates desserrées nous bousculant poliment pour se rendre au bar y boire de la Gueuze. Durant les 40 minutes qui ont suivi, Frank ne m’a pas raconté un scénario, ni décrit une suite de péripéties, il m’a conté le prochain épisode de l’un des romans d’aventure majeurs de l’histoire de la bande dessinée : la vie de Théodore Poussin, douze chapitres depuis 1984 - une œuvre déjà monumentale.

Dans le train aux sièges rouges, Frank me faisait cadeau d’un nouveau fragment de son épopée. J’étais peut-être le premier à l‘entendre dans toute son épaisseur et sa profondeur narrative. Les mots de Frank cernaient les contours d’un chapitre élaboré « depuis toujours » - ce sont ses termes. Un chapitre qui trouvait enfin sa maturité - et le nombre d’années n’a pas d’importance. Si le thème de la reconquête était en germe depuis une ou deux décennies, le temps l’avait enrichi des expériences d’un auteur de bande dessinée au long cours. Perdre en violence pour gagner en sagesse était toute la question de cet épisode. Reconquête n’est pas vengeance. Théodore n’est pas un aventurier écervelé.

Après cette conversation entre Bruxelles et Paris, le temps est passé trop vite. Frank a quitté l’orléanais pour la Bretagne, il est devenu grand-père et il a écrit, dialogué et dessiné les 62 planches du treizième chapitre du roman de Théodore Poussin, mises en couleurs par son fils Robin. Pendant ce temps, comme éditeur, j’ai eu la chance de pouvoir l’accompagner, ligne après ligne, jusqu’aux derniers mots de Théodore, tracés à la plume trempée dans l’encre de chine : «Être vivant. »

Avril 2018. Le dernier voyage de l’Amok est en librairie. Quasiment dans les temps que l’auteur avait prédit. Mais là non plus, l’année n’a pas d’importance. Une œuvre ne se date pas.